22

Il faisait une chaleur étouffante, et à la radio l’orchestre de Duke Ellington interprétait Newport Up. Teresa recula, vira à quatre-vingt-dix degrés et partit vers le sud le long de la 30e Rue. Elle se lova confortablement sur la grande banquette et se pencha pour jeter un coup d’œil dans le rétroviseur. Elle vit alors le visage d’une femme noire entre deux âges à la mine légèrement soucieuse.

Elle sourit à son propre reflet.

« Salut, Eisa. On va faire un tour au Mexique ! »

Elle suivit les panneaux indiquant la direction de l’autoroute 5, vers Montgomery Freeway, et vira à nouveau. À sa droite, elle pouvait entrevoir l’océan qui miroitait entre deux immeubles et deux palmiers. La radio diffusa l’intro d’un nouveau morceau : Artie Shaw, I’m Coming Virginia. La frontière du Mexique n’était pas bien loin. Elle continua son chemin jusqu’à ce que les autres voitures aient totalement disparu et que les immeubles de San Diego ne soient plus qu’un gribouillis statique dans le rétroviseur.

La mer était toujours là, à l’horizon, luisante et paisible, si loin, hors de portée.

Lorsqu’elle comprit qu’elle n’irait pas plus loin, Teresa remit le revolver dans la boîte à gants et attendit la fin du morceau d’Artie Shaw.

LIVER.

Teresa entra dans la peau d’un homme qui transpirait abondamment sous un soleil de plomb. Il avait glissé sa veste sous le bras et attendait, lunettes de soleil en batterie, revolver à la ceinture, chewing-gum en bouche et, pour parachever le tableau, il avait une forte envie de se gratter le bas-ventre. Teresa incarnait l’agent Joe Cordle, de la police municipale de San Diego. L’agent Rico Patresse se tenait à ses côtés, son revolver posé sur le capot blanc de leur voiture. Ils étaient de service et gardaient un barrage routier qui bloquait la route 8, à cinq kilomètres du centre de San Diego. Un autre véhicule de police était garé parallèlement au leur de l’autre côté de la grand-route. Au cas où quelqu’un tenterait de rompre le barrage, des unités de renfort étaient stationnées aux points stratégiques, pour la plupart invisibles depuis la route.

Quatre autres agents postés de chaque côté de la chaussée se chargeaient de réguler la circulation vers San Diego. Ils examinaient rapidement chaque véhicule avant de lui faire signe de passer. Ils s’intéressaient particulièrement à une Pontiac 47 bleu foncé que conduisait un homme blanc du nom de William Cook. Le second occupant de la Pontiac, l’otage de Cook – que personne n’avait pu identifier à ce jour –, était ligoté et allongé sur le siège arrière. La Pontiac avait été identifiée un peu plus tôt, alors qu’elle se dirigeait vers San Diego. Les autorités décidèrent de procéder à son interception loin de la ville proprement dite, mais assez près de celle-ci pour, au cas où les choses tournent mal, être le plus près possible de l’hôpital.

D’après le dernier message radio, la voiture de Cook avait été repérée non loin de là et continuait son chemin dans leur direction. Ils devaient se préparer à l’interception. Teresa retira le cran de sûreté de son arme et posa son revolver sur la carrosserie brûlante, à côté de celui de Patresse. Elle s’essuya le front avec sa manche et tous deux crachèrent dans la poussière du talus.

Teresa descendit de voilure et regarda le paysage qui l’entourait : des collines basses, des arbres de petite taille, des buissons, des poteaux télégraphiques bordant l’autoroute, les bâtiments de San Diego qui se profilaient dans le lointain et un tout petit bout de mer, vaporeux comme un mirage. Teresa savait que ce décor n’allait pas plus loin, qu’il n’y avait rien derrière ou au-delà de ce qu’elle voyait, mais tout ce qui se trouvait à portée de son regard ou de son toucher était parfait, lisse et sans aspérité ; une bulle de réalité totalement autarcique.

Elle étira ses bras derrière sa tête, joignit les doigts et les tendit jusqu’à faire craquer ses phalanges. Elle vit, à la bordure inférieure de son champ de vision, saillir sa poitrine de taureau et son ventre proéminent. Elle ramena ses mains en avant et tendit à nouveau ses doigts à la lumière du soleil, puis fit pivoter ses poignets. Sous les poils broussailleux qui recouvraient sa main droite, elle aperçut un tatouage : un cœur bleu portant le nom de « Tammy ». Ses paumes étaient moites de transpiration : elle les essuya sur son pantalon. Elle prit son revolver, s’agenouilla, posa son avant-bras droit sur la carrosserie chauffée à blanc de la voiture et braqua son arme vers l’un des véhicules qui ralentissait pour aborder la barricade.

Rico Patresse, toujours à ses côtés, fit de même. Il parlait football : le match que les Aztecs devaient disputer ce week-end risquait d’être serré, si toutefois ils obtenaient le même côté du terrain que la dernière fois. Ce qu’il leur faudrait, c’est…

Une Pontiac bleue apparut au coin de la route, suivant deux autres voitures. Teresa et Rico restèrent courbés sur le capot, le doigt sur la détente, prêts à toute éventualité.

« Tu paries qu’il va foncer dans le tas ? dit Patresse.

— Nan, il va s’arrêter », fit Teresa, immédiatement choquée d’entendre sa voix, sculptée par la bière bon marché et la fumée rance. « Y finissent toujours par s’arrêter. »

Tous deux éclatèrent d’un rire gras. De la pointe de la langue, elle coinça son chewing-gum derrière une dent pour ne rien perdre de sa concentration.

Elle entendit le bruit d’une voiture qui s’approchait de leur position et jeta un coup d’œil en arrière. Un break Chevrolet bleu et argent avançait lentement vers le barrage. Derrière le volant, une grosse femme noire jetait des regards anxieux aux véhicules de police.

« Quel est le con qui a laissé passer cette bagnole ? brailla Teresa alors même qu’elle réalisait de qui il s’agissait.

— En arrière, m’dame ! » lança l’agent Patresse à l’intruse sans bouger de son poste.

Teresa et lui agitèrent les bras, mais le break avançait toujours ; il se glissa entre les deux véhicules de police et continua son chemin. Durant quelques secondes, la grosse voiture s’inséra droit dans leur ligne de tir, leur bloquant la vue.

Derrière elle, Teresa pouvait apercevoir des fragments de la Pontiac du tueur qui se dirigeait toujours vers eux. La Chevrolet finit par passer avec la lenteur pataude d’un train de marchandises ; au même instant, selon toute probabilité, Cook aperçut le barrage et freina à mort. Soudain, son capot piqua du nez et l’arrière de la voiture tangua. Il y eut un grand crissement de pneus et un nuage de fumée s’éleva derrière le véhicule.

La portière du conducteur s’ouvrit, et une silhouette en sortit en titubant pour aller ouvrir l’autre portière, celle de derrière, et en tirer un homme aux mains ligotées dans le dos. L’otage s’effondra sur la chaussée. Le conducteur s’agenouilla à côté, disparut brièvement à l’intérieur de la voiture, puis réapparut avec un fusil en main. Ses gestes étaient sûrs et rapides, et il maniait son arme avec une précision stupéfiante.

À ce moment, la Chevrolet arriva à la hauteur de Teresa ; celle-ci vit la conductrice qui regardait la scène d’un air horrifié. À son tour, elle freina à mort en soulevant un nouveau nuage de poussière, si bien qu’il devint difficile de voir ce qui se passait exactement.

« Descends-le, Joe ! » s’écria Patresse.

Teresa ouvrit le feu, et un nuage de poussière jaillit sous le coffre de la Pontiac. Cook se tourna immédiatement vers elle, fusil en batterie, et tira, deux fois, en succession rapide. La première balle se logea dans la carrosserie de la voiture de police, la seconde érafla la peinture dans un grincement d’outre-tombe et frappa le bras gauche de Teresa. Une onde de douleur la traversa.

« Merde ! hurla-t-elle de sa voix de pilier de bistrot, soudain encore plus rauque.

— T’es blessé, Joe ? »

Sa main droite restait opérationnelle ; elle pouvait toujours viser. Elle plongea derrière le véhicule de police et se reçut sur le sol rocailleux. Maintenant, sa ligne de tir était dégagée. Elle braqua son arme sur Cook – mais le temps qu’elle ait pu viser, la situation venait de se modifier une fois de plus.

La conductrice de la Chevy venait de descendre de son engin. Elle-même tenait un revolver, qu’elle braquait sur Cook.

« Hé, Joe ! s’écria Rico. Cette bonne femme a un flingue ! Tu veux que j’la descende ?

— Que non ! Laisse-la-moi ! »

Sa ligne de tir était toujours dégagée : elle ouvrit donc le feu sur Cook. Une fois. Deux fois. La troisième balle fut la bonne : le tueur s’effondra. Derrière lui, l’otage luttait pour se libérer. Cook se redressa lentement, raffermit sa prise sur son revolver, le braqua droit sur Teresa, ouvrit le feu. Puis retomba en arrière.

Teresa reçut en pleine figure une poignée de graviers et de saletés diverses qui s’infiltrèrent dans sa bouche, ses yeux, ses cheveux. Elle s’empressa de se mettre à l’abri et attendit le coup de feu suivant, mais après quelques secondes de silence elle risqua un œil par-dessus la carrosserie.

Sa dernière balle devait avoir résolu la situation d’une façon radicale. Cook était allongé sur la route, le dos dans la poussière. Il n’avait pas lâché son fusil qui se dressait, debout, le canon pointé vers le ciel.

Sous les yeux de Teresa, les doigts crispés sur la détente devinrent inertes et glissèrent sur la crosse ; l’arme s’abattit au sol dans un cliquètement sourd.

Elle se releva sans cesser de braquer son revolver sur le corps de Cook, puis retourna à l’abri derrière la carrosserie de sa voiture.

« Qu’est-ce que t’en dis, Rico ? dit-elle à Patresse, constatant au passage qu’elle était à bout de souffle et pouvait à peine parler.

— Il est mort. Tu l’as eu. Ça va, Joe ?

— Ouais. »

Ils s’avancèrent avec précaution, arme au poing, prêts à tirer au premier mouvement suspect. Les autres policiers firent de même. Une douzaine de canons pointés sur un cadavre. La conductrice de la Chevrolet jeta sa propre arme à terre et enfouit son visage entre ses mains. Teresa l’entendit gémir de peur et de désespoir.

Tous avancèrent à pas mesurés, mais William Cook ne risquait pas de s’enfuir. Sa tête était penchée selon un angle horrible et un rictus de douleur défigurait ses traits. Ses yeux fixaient le vide. D’un coup de pied, Teresa envoya bouler le fusil, qui tinta sur la route poussiéreuse.

Son bras blessé saignait abondamment.

« Bon, affaire classée, dit Patresse. Tu veux qu’on fasse examiner ta plaie, Joe ?

— Y a pas le feu. »

Teresa donna un grand coup de pied au cadavre de Cook, juste assez fort pour s’assurer de sa mort. Puis elle se tourna vers le témoin.

« Ça va, m’dame ?

— Ça va, mon grand.

— Z’avez un permis pour ce revolver, m’dame ? »

Puis Teresa fit un pas en arrière et regarda autour d’elle, ce décor statique luisant dans la chaleur du soleil.

Elle Localisa. Identifia. Vérifia, Examina. Revint.

LIVER.

 

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Ces mots restèrent visibles durant quelques secondes, puis disparurent lentement et progressivement. Sans musique.

Les Extrêmes
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